Quand on a vendu la maison d’Evran, on s’était promis une chose : respirer enfin. Faire une vraie pause, loin des chantiers, du tumulte, de la poussière de placo et des agendas surchargés. Vivre cette liberté qu’on s’imaginait depuis nos 18 ans. Après six années à poncer, clouer, rénover, on rêvait de calme, d’imprévus joyeux, d’aventures nomades. On voulait que ça sente la route et le matin sans réveil. On se voyait, libres et heureux, embarqués pour une parenthèse hors du temps.
Mais la liberté, dans la vraie vie, elle vient souvent avec des petites lignes en bas de page, avec des astérisques sournois qu’on ne lit pas toujours. On pensait qu’un véhicule, un peu d’économies et beaucoup d’envie suffiraient. En réalité… pas vraiment.
Ce qu’on n’avait pas anticipé, c’est qu’on n’a jamais été du genre à juste « partir voir ». On a toujours avancé avec un but, un projet, une boussole bricolée. On a déménagé un nombre incalculable de fois, oui, mais toujours pour construire, créer, planter des graines, bâtir quelque chose. Cette fois, on est partis juste pour voyager. Et très vite, on a senti que ça coinçait. Un truc clochait. Ça flottait.
Le BG, lui, avait une idée en tête : profiter du voyage pour lancer son activité, amorcer un nouveau départ après sa rupture conventionnelle. Mais il s’est vite retrouvé à faire du surplace. En France, même pour être libre, il faut une adresse. Pas juste un numéro de SIRET, mais une vraie boîte aux lettres, bien carrée, bien géolocalisée, bien rangée dans une base de données. Résultat : un moteur qui tourne… mais avec le frein à main serré.
Et comme si ce n’était pas assez, les vraies galères du voyage sont arrivées. Notre petite dernière, qui entame sa vie de jeune femme indépendante, traverse en ce moment une zone de turbulences. Ce n’est pas simple de rester debout quand on ne peut pas revenir se blottir dans le cocon familial le temps d’un week-end, ni recharger les batteries quand le moral est en chute libre. À distance, on se sent impuissants. Le téléphone, c’est mieux que rien… mais rien ne remplace une vraie étreinte.
Et puis il y a Lola, notre fidèle chatoune, celle qu’on a ramené d’Australie dans nos valises et qui a toujours fait partie de nos projets et voyages. La confier à la famille, c’était comme laisser un morceau de nous derrière une porte qu’on n’a pas vraiment voulu refermer. Depuis, chaque instant a un petit goût d’incomplet. Elle nous manque. Terriblement. Et plus les jours passent, plus l’envie de la retrouver nous colle aux semelles.
Bref, il y a eu des matins brumeux dans la tête. Des soirées où on cogitait trop, à se demander ce qu’on faisait là. On a même remis tout le projet en question. On s’est pris la tête comme rarement. Pourtant, ça fait 35 ans qu’on encaisse les tempêtes, qu’on bricole des rebonds, qu’on affronte les galères. Mais là, c’était du costaud. Le genre de passage qui secoue pour de vrai. Où tout est remis en cause. Même le couple.
Et pourtant… on est toujours là. Ensemble. Plus soudés que jamais. Parce qu’il y a aussi ce duo improbable : Marcel et Ginette. Un vieux tandem bancal, qui se chamaille sans arrêt mais ne saurait vivre séparé. Marcel, le costaud rassurant, un peu rustre mais toujours partant, a ronronné sur des pistes défoncées, affronté les embruns de l’Atlantique, gravi des montagnes vertigineuses, encaissé les sautes d’humeur de Ginette, et surtout : il nous a toujours portés. Au chaud. À l’abri.
Ginette, elle, c’est la voix suave… exaspérante. Qui change d’avis comme de satellite. Qui raffole des raccourcis tordus et adore nous servir son « Faites demi-tour dès que possible » d’un ton qu’on n’ose même pas contredire. Ensemble, on forme une équipe étrange, un peu brinquebalante, mais qui avance. Le plus souvent dans la joie, parfois dans la tension, mais toujours avec cette envie de continuer.
Et malgré tout, ce voyage est incroyable. Nos yeux en ont pris plein la vue. On a rempli nos boîtes à souvenirs de pépites. Des paysages à couper le souffle. Des levers de soleil qui effacent les nuits compliquées. Des routes désertes où l’on se sent seuls au monde. Et des rencontres qui redonnent foi en l’espèce humaine. Chaque virage a déroulé une carte postale. Chaque halte, une histoire.
Mais dernièrement, la vue de la blondasse s’est assombrie. Ce n’est pas juste un petit flou passager, mais une brume qui s’installe doucement. Un signe discret mais tenace. Une alerte. Elle ne distingue plus toujours très bien les contours. Elle confond parfois un tracteur avec une vache. Les couleurs du monde s’estompent, deviennent des formes floues, mouvantes. Des petits fantômes qui se multiplient.
Alors il a fallu ralentir. Prendre soin d’elle. Se rapprocher des commodités, retrouver un peu de stabilité et de douceur. Le BG, toujours là, l’embarque avec encore plus d’attention. Chaque geste devient plus précieux.
Après trois mois sur la route, on a besoin de construire. De rêver à nouveau. Pas seulement de déplier la table de camping et chercher un spot pour la nuit. On a besoin d’un projet.
Ce n’est pas le voyage qu’on remet en question. C’est l’absence de cap. Ce sentiment de flotter.
Depuis 35 ans qu’on se connaît, on a toujours fonctionné comme ça : en avançant avec un projet, un objectif à atteindre. Et malgré la beauté des paysages, malgré la liberté du quotidien, il manque quelque chose. On avance sans cap clair, sans structure. Et ce flou commence à peser.
Ce n’est pas la vie nomade qui nous épuise, c’est le vide qu’elle laisse quand elle n’est pas habitée d’un sens. On a besoin d’un but, d’une direction à partager. De redonner du sens à notre quotidien.
Certains diront qu’on allait droit dans le mur. Que cette vie était une utopie. Mais pour nous, c’était un choix. Une autre façon d’habiter le monde. Et surtout, un truc qu’on n’avait pas envie d’attendre d’avoir 70 ans pour vivre.
Alors… que fait-on maintenant ? On rentre dans le rang, sagement ? On s’offre un pavillon avec portail électrique, barbecue à gaz, nains de jardin et crédit sur vingt-cinq ans ? Ou bien… on continue. Autrement. En traçant une ligne moins droite, mais plus en accord avec ce qui nous anime.
Peut-être qu’on trouvera un équilibre. Entre notre soif d’espace et les contraintes du monde moderne. Un pied-à-terre. Une base. Une bouée de sauvetage, au cas où. Parce que, aussi grisant soit ce mode de vie, il est loin d’être aussi simple qu’un post Instagram bien cadré.
Une chose est sûre : ce voyage nous a profondément changés. Et quoi qu’il arrive, cette aventure restera gravée. Parce qu’au fond, ce n’est pas la destination qui compte, mais la manière dont on choisit de tracer son chemin. Et parfois, ça passe par un demi-tour pour mieux repartir. Par une pause pour réajuster la boussole. Pour refaire le plein de lumière. Et de douceur.
Aujourd’hui, on entame une nouvelle étape de l’aventure : la recherche de notre futur cocon, un lieu à nous. Un cocon où on pourra recharger les batteries, retrouver Lola, accueillir nos filles, la famille et nos amis quand ils en auront besoin. Et puis repartir. Plus légers. Plus alignés
On part à la découverte de l’endroit où poser nos affaires, nos craintes et nos espoirs. Où construire un nouveau projet de vie. Cette quête n’est pas une fin. C’est un nouveau départ. Une autre forme de voyage.
Et comme toujours, elle fera partie de l’aventure. Parce qu’il y a encore tant à voir, tant à vivre, tant à raconter. Et, bien sûr, on se chamaillera encore sur la prochaine décision, sur le cap à prendre. Car chaque virage est un nouveau choix. Et tout cela, c’est pour mieux repartir.